
Voyager pour mieux apprécier son propre pays
On y a tous songé au moins une fois. Tout plaquer et se tirer ailleurs, dans un autre pays où, il est certain, notre quotidien serait meilleur. Vivre au soleil, loin des soucis qui nous hantent depuis toujours dans ce pays qui est «le nôtre», mais qu’on n’a pas vraiment choisi. C’est tentant, n’est-ce pas?
Oui, l’inconnu est un sacré tentateur. Perfide et plaisant à la fois, celui-ci fait vivre de véritables sessions masochistes à notre esprit puisque c’est justement dans l’inconnu, là où tout est possible, que prennent forme nos rêves et fantasmes les plus fous.
J’ai moi même été tenté. Un coup par Londres, puis quelques fois par l’Amérique du Sud. Je me verrais aussi bien vivre au Canada ou à Barcelone. Mais je n’ai jamais vraiment franchi le pas. Pas encore. Je ne suis même pas sûr que l’expatriation définitive viendra un jour. On verra.
Si je ne me suis jamais expatrié, j’ai tout de même vécu une petite année à Londres et j’ai déjà pas mal voyagé pour quelqu’un de 23 ans. J’ai rencontré beaucoup de gens et découvert de nouveaux endroits. Je me suis familiarisé avec d’autres cultures, d’autres manières de voir le monde, d’autres façons de vivre ce monde.
Chaque retour en Suisse après un voyage a été accompagné d’un petit déchirement. On dit que chaque fin annonce un nouveau départ. On parle de chapitres qui se terminent pour laisser place aux suivants. Seulement, en ce qui me concerne, ce sont des livres entiers que je me force de refermer avant d’en ouvrir de nouveaux. C’est que j’en ai des souvenirs de voyages; une vraie éponge.
Déchirement il y a à chaque fois, car pour moi, chaque voyage a été un apprentissage. Quelques fois, j’en ai appris plus sur ma personne. Alors que d’autres fois, c’est l’histoire ou le fonctionnement d’un pays, d’une ville ou d’une culture qui est venu garnir mon savoir.
Souvent autour d’un verre, j’ai conversé, longuement, sans doute trop parfois, avec des autochtones ou d’autres voyageurs, de leur pays et de leur mode de vie. De la misère sociale de Rio de Janeiro aux lois farfelues du Pérou en passant par le prix des universités aux Etats-Unis, j’en ai, sans surprise, appris bien plus sur le monde en voyageant que depuis les bancs d’école. Et c’est en partie grâce, ou à cause, de ces conversations que la Suisse demeure, encore et toujours, mon camp de base. En effet, sans tous mes voyages, à mes yeux, la Suisse serait toujours ce pays lisse, ennuyeux et sans âme.
C’est toujours un peu le cas par moments, je dois l’avouer. Après tout, les quais de Genève n’offrent pas tout à fait la même ferveur populaire qu’une rue de Lapa. Et que dire des nuits lausannoises comparées à celles de Londres… Puis, dans l’assiette, à part du fromage et des röstis, la Suisse n’a pas grand chose d’autre à offrir. J’allais presque oublier l’omniprésence de la bureaucratie. Pour louer un appart’, par exemple, les papiers X, Y et Z des représentations U, V et W du canton de résidence, d’origine ou de naissance, sont nécessaires. Bref, pour toute demande ou démarche administrative, mieux vaut avoir le sang-froid. Glacé même.
A Londres c’est bien plus facile. Une carte d’identité, une généreuse caution et c’est dans la poche. Cela dit, avec un salaire moyen, ton «chez-toi» sera probablement une coloc’ et ton menu de prédilection, des pâtes au beurre. C’est qu’il faut garder quelques sous de côté pour la mise en bière de ton foie à Camden ou à Shoreditch. Mais Londres, c’est Londres (si si, je t’assure). C’est le centre du monde. C’est cette ville où ton voisin de gauche est Pakistanais, tandis que celui de droite est Norvégien. Et tous les trois, vous vous réunirez pour aller festoyer dans un bar irlandais. Rien que ça, c’est génial. Mais m’y établir, m’obligerait dans l’immédiat, j’en suis convaincu, à renoncer à une partie de mes rêves de globe-trotter. Et ça, j’accepte pas.
J’adore les sud-américains. Au contraire, j’ai du mal à m’entendre avec beaucoup de Suisses. Lors de mon voyage au Brésil, j’ai rencontré les personnes les plus génialissimes qui existent. J’adore les vibes de Rio. Mais alors, que fais-je encore en Suisse? Pourquoi n’ai-je pas encore élu domicile quelque part entre Rio et Paraty? La corruption, les inégalités sociales, les salaires miséreux, les lois douteuses… Je continue? Là-bas, il faut être riche pour vivre décemment. Et encore.
Il a fallu que je voyage, ailleurs, pour que je réalise ô combien j’aime la Suisse. Il est impossible de savoir ce qu’un pays, un endroit, a de distinct, d’unique, d’exceptionnel sans avoir goûté ne serait-ce qu’à un échantillon d’un autre pays, d’un autre endroit.
Le voyage n’est-il alors qu’un moyen d’enrichir «l’après»?
Imagine si chaque semaine, chaque mois, tu te rendais systématiquement dans le même restaurant. Saurais-tu réellement le décrire de manière plus ou moins objective? Arriverais-tu à l’apprécier sans autres points de comparaison? J’en doute.
Alors c’est vrai, c’est nettement plus facile d’aimer son pays lorsqu’on est né en Suisse plutôt qu’en Somalie. Maintenant que j’en suis réellement conscient, je vois le monde d’une autre façon. Je me sens privilégié. Mais de quel droit? Pourquoi moi? La vie est une sacrée loterie où il y a hélas plus de perdants que de gagnants. C’est injuste, mais c’est comme ça.
Si j’étais né en Somalie, un pays où de nombreux aspects de la pyramide des besoins sont difficiles à honorer, en admettant que j’aie la chance et les moyens de voyager, finirais-je par aimer la Somalie comme j’ai fini par aimer la Suisse? Est-ce le voyage en lui-même qui nous fait prendre conscience des choses qu’on aime tant dans notre pays de naissance? Ou sommes nous simplement victimes d’un attachement physiologique qui nous «oblige», tôt ou tard, à retourner vers nos contrées d’origine?
En fait, il y a bien quelque chose que je pourrais reprocher à la Suisse… Elle est trop parfaite. Et ça lui donne une apparence un brin trop aseptisée à mon goût. Parfois le chaos du trafic abominable de Lima et les odeurs d’aisselles du Tube en heure de pointe me manquent. C’est affreux, mais ça a son charme.
Avant, je ne voyais pas que le destin m’a donné la chance de naître dans l’un des pays les plus développés au monde. Un pays où les choses sont plus ou moins à l’heure. Un pays où les rues sont propres. Un pays où tout le monde a accès à une justice plus ou moins équitable. Un pays où chacun bénéficie d’un accès aux soins de qualité. Un pays où les transports publics sont sûrs et agréables. Un pays écolo, qui refuse les OGM. Un pays qui respecte les femmes et les animaux. Enfin, un pays qui aide énormément les populations qui n’ont pas eu la même chance que moi.
La Suisse c’est un grand paquebot de luxe. Elle ne tourne pas vite, mais chaque changement de trajectoire est sous contrôle, et tout le monde en profite, en haut comme en bas de l’échelle.
Et bordel qu’il est bon notre fromage!
Revenir pour mieux repartir ou partir pour mieux revenir? Je ne sais pas, je ne sais plus.
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