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De l’importance de prendre son temps en voyage

«Alors, t’as fait le Perito Moreno? Quoi? Tu ne t’es même pas arrêté à Puerto Montt? Ah c’est dommage, t’as vraiment raté quelque chose. En fait, avec deux semaines de moins que toi, j’ai fait les mêmes endroits, plus Puerto Montt et le Parc national des glaciers… t’as passé tes journées à dormir ou quoi?»

Non, je n’ai pas passé mes journées à dormir. En fait si, une ou deux. Et ça m’a plu, j’étais bien, j’étais heureux. Je n’ai effectivement pas visité le Parc national des glaciers. A la place, j’ai préféré rester deux jours de plus à Mendoza et trois jours supplémentaires à faire la loque sur les magnifiques plages de Viña del Mar, juste à côté de Valparaíso. Le Perito Moreno et Puerto Montt ce sera pour une autre fois… 2016 si tout se passe comme prévu. Un peu plus tard sinon. Voire plus tôt si quelqu’un m’offre le voyage et négocie des vacances avec mon boss. Allez, fais pas ton radin.*

En fait, je me refuse de voyager à n’importe quel prix, dans n’importe quelles conditions ou à n’importe quelle saison. Et encore moins dans la précipitation. Je m’explique.

La course à celui qui a la plus grosse

Trop souvent lorsque j’épluche les biographies de profils de voyageurs sur les réseaux sociaux je tombe sur des mentions type «38 pays à mon actif» et «a pour objectif de visiter tous les pays du monde». La première me fait généralement bondir. On dirait un ado de 15 ans un peu perturbé qui compare la taille de sa bite avec un camarade de classe. Relax, dans le cul comme dans le voyage, on est souvent chancelant la première fois. One step at a time. La seconde mention, par contre, est un peu plus noble. C’est un joli projet. Un projet très (trop?) ambitieux même, mais pourquoi pas.

Si c’est réparti sur 50 années comme un certain André Brugiroux, je n’ai rien d’autre à dire que «fonce». Pour mettre tout ça en perspective, sache qu’il faudrait partir à l’aventure 16 ans, 4 mois et quelques jours pour voyager un mois dans tous les pays reconnus par l’ONU.

Un Britannique l’a fait en 5 ans, soit en théorie 9,2 jours par pays. En somme, tout juste le temps qu’il faudrait pour visiter convenablement un pays grand comme la Suisse. Et encore, là c’est en te limitant uniquement aux attractions principales, celles qu’on trouve dans les incontournables de Lonely Planet, par exemple. Quelqu’un me planifie la Russie en 9,2 jours, svp? Quoi? Même en abandonnant l’idée de prendre le Transsibérien pour un vol de Moscou à Vladivostok c’est un peu ric-rac? Tant pis, au moins t’auras fait la Sibérie.


Etape 87, «Bons baisers, furtifs, de Russie»

  • Sibérie (Moscou-Vladivostok)


Ours brun, ou peut-être noir, aperçu depuis l’avion. Superbe expérience, je suis un nouvel homme.

Note à moi-même : vérifier sur Wikipedia s’il y a bien des ours dans cette partie de la Sibérie car depuis tout là-haut ça aurait aussi très bien pu être une souche d’orme du Caucase.

Vladivostok, le 18 mars 2019


Ce que je souhaite démontrer avec ces deux exemples, certes plutôt extrêmes et un brin trop mathématiques à mon goût, c’est la sale tendance qu’ont de plus en plus de voyageurs à vouloir accumuler les étapes sur leur itinéraire. «Faire» le maximum de villes, d’attractions, de lieux populaires en un temps limité. Comme si la finalité ultime du voyage était de rentabiliser au mieux le billet d’avion et de garnir son profil TripAdvisor de reviews et de points colorés sur une carte que personne, hormis ta mère, consultera.

paraty brésil

Perte de l’essence même du voyage

Si chacun fait strictement ce qu’il souhaite de sa vie, de son temps et de son argent, il m’est impossible de rester muet face à ces pratiques à mon sens proches de l’hérésie. Ce n’est pas parce que la mondialisation a vulgarisé le voyage qu’il faut le déconsidérer de la sorte. Parce que le voyage n’est pas qu’une simple aventure qui mène d’un point A à un point B… Non, le voyage vrai, c’est celui qui nous permet d’oublier d’où l’on vient et qui nous accorde le temps et la paix nécessaire pour nous découvrir, ou redécouvrir, au travers de nouveaux lieux, de nouvelles personnes… De nouvelles saveurs, de nouvelles odeurs, bref, de nouvelles expériences.

Je dis ça mais je suis le premier à vomir devant ces textes de voyageurs qui se redécouvrent à chaque voyage, qui trouvent tout magnifique. Une monotonie du bonheur alimentée par de l’autopersuasion à toute épreuve qui finit par nous déconnecter de la réalité et limiter nos facultés «d’éponges à émotions» au fil des expériences. Je ne prétends pas être le voyageur parfait, loin de là… Si j’avais su je n’aurais pas «fait» Tarapoto lors de mon voyage au Pérou et j’aurais ainsi pu passer plus de temps ailleurs. Oui, j’ai trouvé le temps de «faire» Tarapoto, mais en ai-je réellement profité? Non. En trois jours je n’ai fait que courir d’un tour organisé à l’autre pour ne pas voir grand chose au final. Une expérience rendue un peu lisse par ma soif de découverte. J’avais absolument envie de voir l’Amazonie ma foi… Mais je l’ai un peu vue comme notre voyageur fictif qui a «découvert» la Sibérie et ses ours depuis le hublot d’un A330 d’Aeroflot.

A bas donc les check-listes, les itinéraires de bon petit soldat trop concentré sur le cadran de sa montre à observer douze unités fois deux composées chacune de soixante autres qui, elles-mêmes, sont composées d’une autre portée de soixante. Elle était lourde cette phrase, n’est-ce pas? Et bien sache que ton âme, ton âme de voyageur, ressent probablement la même lourdeur lorsque tu t’infliges des rythmes imbuvables après avoir eu la brillante idée de rajouter deux étapes à ton périple.

Souvent, moins c’est plus

Un voyage que j’ai l’impression d’avoir «réussi» de long en large, c’est celui que j’ai fait au Brésil en juillet-août 2014. J’avais passé deux semaines à Rio de Janeiro, neuf jours entre Búzios, Paraty et São Paulo, cinq jours dans le Pantanal et trois jours à Iguaçu. Avant, pendant et après mon voyage on m’a souvent demandé pourquoi j’avais passé autant de temps à Rio. Bah oui, j’aurais largement eu le temps de «faire» Salvador de Bahia, et toute la région Serrana entre Petrópolis et Teresópolis jusqu’aux Minas Gerais et Ouro Preto.

Techniquement, c’est vrai que ça aurait été possible. J’aurais pu compresser mon passage à Rio en quatre ridicules jours afin d’avoir tout juste le temps de prendre trois photos et demie devant chacune des attractions phares de la ville – le Pain de sucre est un vrai aimant à likes, si jamais. Ensuite, je serais passé d’un bus à l’autre, d’un jour à l’autre, afin de pouvoir digérer l’itinéraire le plus gourmand en kilomètres.

Aujourd’hui j’aurais plus de photos, plus de coches sur mon profil TripAdvisor, plus de lieux visités sur ma page «à propos», mais sans doute beaucoup moins de souvenirs, de bons souvenirs. Je n’aurais pas connu autant de gens à Rio de Janeiro. Ou du moins nos relations auraient été brèves et éphémères. Je n’aurais pas passé autant de bonnes soirées avec les locaux à Lapa et Baixo Gávea. Je ne me serais pas accordé une journée à ne rien faire d’autre qu’observer la mer et la foule sur la plage d’Ipanema depuis le rocher d’Arpoador. Je n’aurais simplement pas eu le temps de vivre tout ça en quatre jours.

Dans le Pantanal, si je n’avais pas pris le temps de m’arrêter à Campo Grande avant de continuer sur Miranda (ce que peu de gens font, hélas), je n’aurais pas eu l’occasion de discuter longuement, d’un lit-dortoir à l’autre, avec un professeur de l’UFRRJ, alias la personne qui m’a conseillé d’écrire sur mes voyages. Quand je réfléchis aux instants qui m’ont le plus marqués, trois dénominateurs communs se dégagent : les gens/le relationnel, le temps et la surprise. Trois éléments qui prennent le pas sur l’endroit visité.

C’est en accordant suffisamment de temps à Rio de Janeiro pour lui laisser le temps, à elle et ses habitants, de me surprendre, que Rio de Janeiro m’a fait voyager. Aujourd’hui, j’en rêve encore.

«Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui», écrivait Paul Morand dans L’homme pressé.

Bonnes pratiques

En général, je pars du principe que si en ajoutant un point d’arrêt X à mon itinéraire – et donc en diminuant probablement le temps passé à un point Y – il y a des risques que je presse le temps, je fais machine arrière. Ensuite, dans le cadre d’un voyage planifié à l’avance presque au jour près, j’accorde d’office au moins trois jours à chaque endroit, ou groupe d’endroits proches les uns des autres.

Dans l’ensemble, j’ai pris mon temps au Pérou. Je me suis laissé avoir avec Tarapoto, mais pas avec le Parc national du Manu et la Cordillère Blanche. C’est un brin «navrant» d’avoir été si proche de ces lieux qui me font rêver sans avoir pu m’y rendre. Mais n’est-ce pas plus facile de continuer de rêver de ces deux endroits plutôt que de devoir accepter sa frustration après les avoir simplement effleurés furtivement?

Vive le slow travel!

*Note

La situation de début d’article était fictive. Je n’ai malheureusement pas encore eu la chance de visiter tous ces endroits. Mais comme je l’ai dit, ce sera pour 2016. Par contre, j’accepte bel et bien les dons. 😀

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De l’importance de prendre son temps en voyage

par Jessy Caiado Durée de lecture: 6 min
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